Starfield, problème #3: des vaisseaux spatiaux sans l’espace

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Dans Starfield, l’espace est là pour scruter l’horizon. T’as des vaisseaux spatiaux, mais t’as pas l’espace galactique. C’est une idée du voyage intersidéral qui est réaliste, mais pas mal bizarre.

Les attentes: entre horizon et plancher

Imagine que t’as un jeu de bateau. En fait, oublie ça: prend l’un des nombreux jeux de bateaux qui existent. J’en nomme une couple: Uncharted Waters, Zelda: Wind Waker, Sea of Thieves, Sunless Sea, Assassin’s Creed: Black Flag, Sid Meier’s Pirates!, …

(Side-note: “jeu de bateau” n’existe pas vraiment comme catégorie, n’est-ce pas? Que nenni! Nommer, c’est faire advenir. On se rapproche là de la problématique des genres, sur laquelle je reviendrai sans doute un de ces jours.)

Si tu fais un jeu de bateau, tu vas tôt ou tard “mécaniser” (traduire en mécaniques de jeu) les réalités des bateaux. Ça fait quoi un bateau? Ça vogue en mer. Faut tu évites de couler, tu as un équipage, tu dois gérer la direction et la vitesse, tenir compte des vents, des provisions, faire gaffe aux tempêtes. Si on creuse un peu plus on va trouver d’autres idées, mais en gros, il y a une base. On peut appeler ça le baseline. J’appelle ça le plancher des attentes. C’est les termes minimaux du contrat à respecter. Tu veux faire un jeu de bateau? Faut tu fasses l’eau pis le voyage pis le monde qui fait tourner cette patente là.

Hans Robert Jauss, théoricien et historien de la littérature, a développé le concept d'horizon d'attente dans les années 1970 qui a depuis connu une belle fortune. Je l'ai moi-même utilisé en jeu vidéo, on l'a adapté par-ci par-là. 

C'est quoi un "genre"? C'est un mot qui désigne un ensemble d'objets (livres, films, jeux) qui font des trucs semblables. Si tu me dis "ça, c'est un shooter", j'ai en tête un certain modèle, et j'ai déjà un horizon d'attentes: je m'attends à ceci et cela, et ça gouverne mon horizon, ce que je regarde, ce qui délimite le monde de ce jeu, même si les détails précis vont varier.  

L’horizon concerne la finalité. Quand on regarde l’horizon, on est tourné vers l’inconnu, le futur, le plus-grand-que-soi, le monde qui s’offre à nous, et potentiellement l’infini. En termes d’attentes face à un jeu vidéo, l’horizon incarne des promesses, des poésies du devenir latent du monde de cette chose.

Je refais ma phrase à l’envers, parce que c’est chic mais pas nécessairement clair: la chose (tel jeu/film/livre) projette un monde. Ce monde a un devenir latent, il peut se former, se reformer, se préciser plus tard quand j’en ferai l’expérience. On peut cartographier et rationaliser ces possibles dans un flowchart ou un wiki, mais on peut aussi les prendre sur le mode émotif, du beau. C’est pour ça que ce sont des poésies. L’horizon d’attentes, c’est des promesses du beau (intéressant/cool/etc.) que les possibilités de transformation du monde créé par le jeu vont m’offrir.

Exemple: je lisais récemment à propos de Star Wars Outlaws, qui nous offrira semble-t-il un genre de open world à la Grand Theft Auto où l’Empire réagit comme la police. Oooouuuuh, ÇA ça me parle. Ça me fait quoi? Ça ouvre mon horizon d’attentes.

OMGOMGOMG j’va comme courir dans les rues en me sauvant des Stormtroopers pis me faufiler dans un hangar, sauter dans un TIE Fighter pis partir dans l’espace en blastant la toune de la cantine!

allô c’est mon moi intérieur, 42 going 14

Autre exemple, pour rester sur la planète Ubisoft: quand le studio révèle que leur Assassin’s Creed qui se passera dans le Japon féodal mettra en vedette deux protagonistes: une ninja et un samurai africain, la réaction est très mitigée. Même si Yasuke a réellement existé.

Y a-t-il des gamers racistes qui s’offusquent d’avoir un protagoniste noir? Sans doute. Y a-t-il des gamers sexistes qui considèrent que jouer une ninja ne répond pas à leurs attentes? Sans doute aussi. Mais j’ai l’impression que c’est surtout une question de plancher d’attentes, en fait: on s’attendait à jouer un homme japonais qui allait être un samurai, ou un ninja, comme dans toutes ces histoires de samurai / ninja qu’on connaît. Et en fait, on peut probablement expliciter d’autres attentes qui constituent le plancher: se battre avec un katana; lancer des shuriken; que le récit nous oblige à choisir le devoir et l’honneur même lorsque c’est difficile; que l’intrigue se passe au Japon; etc.

On n’est pas exactement dans l’horizon d’attentes, dans la poésie des possibles; ce sont des bases qu’on prend pour acquis, sur lesquelles l’horizon peut se construire.

L’horizon d’attentes se construit sur la base de promesses, de possibilités ouvertes et indéfinies. Le plancher d’attentes ne se construit pas tant qu’il se constate, à l’inverse quand on se rend compte que l’objet ne répondra pas à ces conditions tellement minimales qu’elles sont inconscientes ou non formulées. “Je pensais pas devoir le préciser, mais…. un jeu dans le Japon féodal devrait me permettre de me promener au Japon. Ne pas avoir de soucoupes volantes et d’aliens. Me donner un katana.”, etc.

Warp speed! Mais sans speed, un saut à la fois

Ce qui se passe dans Starfield, c’est que l’horizon “exploration d’une galaxie et vaisseaux spatiaux” est assez vaste, mais il n’y a pas de plancher. La base d’un jeu de vaisseau spatial, ça devrait être de parcourir l’espace. Sauf que, oups! On a pas d’espace. Pas vraiment. Non, pour traverser l’espace, on ne pilote pas notre vaisseau, on ne conduit pas. On ouvre des menus et on fait du fast-travel. Hé oui, c’est le même problème que quand on explore les planètes. (problème #1: tous piétons comme des tarlas).

On ouvre d’abord la Starmap sur la carte galactique, qui présente les étoiles. On peut naviguer dans cet espace tridimensionnel pour tracer un chemin, sautant d’une étoile à l’autre, jusqu’à atteindre notre destination.

Il y a deux restrictions: 1) le grav drive (moteur à gravité) qui détermine de combien d’années-lumière on peut sauter (donc impossible d’atteindre certaines étoiles qui sont trop loin); 2) notre stockage de carburant. Mais le carburant se recharge à chaque saut, automatiquement. Pas besoin d’aller visiter une station d’essence. Donc, le lightyear range de mon moteur me permet de sauter à tant de distance, et en fait, je peux faire chaque saut un par un et le carburant revient chaque fois.

La question qui s’impose donc: …à quoi sert le carburant? Pourquoi limiter la distance de mes sauts au sein de la limite de mon grav drive?

Réponse: Le carburant sert à s’économiser des écrans de chargement. Avec plus de carburant, on peut se rendre au maximum de distance du grav drive au lieu de faire 2-3-4-5-6 sauts individuellement.

Fuel is a resource that automatically replenishes whenever you arrive at a new star system as ships use Helium to fly. So, you don’t need to worry about that. However, the fuel will use up per star system you travel to along a path of stars. Your fuel capacity essentially allows you to skip how many other loading screens you need to visit before you get to the star system you want.

Craig Robinson, Gamer Guides

Première observation: si je paie pas l’essence et que j’ai pas besoin de la gérer, est-ce qu’on a vraiment besoin d’ajouter ça dans le système? Qu’est-ce que ça ouvre comme possibilités de jeu supplémentaires, le fait que je sois obligé d’arrêter en cours de route pour reprendre du carburant? Si on devait naviguer le vaisseau pour aller dans une patch d’hélium, ou activer des sas pour faire rentrer l’hélium et affecter de l’énergie du vaisseau à faire ça, je pourrais me faire surprendre par des embuscades de pirates peut-être, avoir des défaillances mécaniques et devoir sortir dans l’espace en combinaison pour les réparer par exemple. Mais non, y’a rien. Il y a un système d’événements aléatoires qui peuvent se produire quand on arrive quelque part, mais c’est le même dans toutes situations. Et si un événement se produit, on peut repartir le grav drive pour s’en aller (ce qui est exactement ce qu’on fait de toute façon quand on est au milieu d’une séquence de sauts pour se rendre au point B).

Deuxième observation: les conséquences de ce choix. Si t’as pas assez d’essence pour faire tes 6 sauts de puce d’un trait, tu dois aller à la 1e étoile, regarder l’écran de chargement, arriver dans le secteur, ouvrir à nouveau l’écran, sélectionner ta prochaine étoile, lancer le grav drive, regarder l’écran de chargement, et ainsi de suite.

Ça a l’air plate, hein? Ça l’est. Donc tu devrais investir dans des réservoirs d’essence pour ton vaisseau et éviter ça. Sauf que, oups! Faut que ce soit un jeu d’exploration quand même….donc, la règle de jeu, c’est que tu dois explorer chaque étoile une par une avant de pouvoir faire un fast-travel par-dessus. Peu importe tes stocks de carburant. Alors prépares-toi à attendre.

L’effet pervers de ça, c’est qu’au début, tu te dis que si tu dois venir dans chaque système, aussi bien en profiter pour explorer. Mais il n’y a aucune raison ou obligation pour faire ça. Si tu veux avancer la quête et atteindre la destination, c’est juste une séquence de loading screens. Tu te mets alors inévitablement à méditer sur le sens de ta quête, et pourquoi tu restes là…

Éventuellement par contre tu auras exploré assez d’étoiles pour pouvoir profiter du carburant et faire du fast-travel plus fast. Mais on est encore loin de l’exploration au sens véritable: on reste dans des sélections dans des menus.

Bon, la galaxie, c’est vaste! Mais au moins on peut explorer les planètes dans un système stellaire non? Hé bin, comment dire…

Quand piloter, c’est checker son cell

Voici l’écran de navigation entre les planètes à l’intérieur d’un système stellaire. Tu vas le regarder souvent. Tu place ton curseur sur une planète, ça t’ouvre le portrait de la planète. Tu peux faire un scan pour trouver des ressources ou points d’intérêt. La première chose que j’ai ressentie en regardant ça, c’est de la déception. Je m’ennuyais du même écran dans Mass Effect 2.

Dans Mass Effect 2, les fiches descriptives te racontaient l’histoire et la situation des planètes dans leur système. J’ai passé bien du temps à lire ça avec plaisir. J’ai appris des trucs sur les types de planètes, l’astrophysique, et toutes sortes d’affaire, et ça me fascinait. Pour scanner les planètes, on émettait des pulsations de radar et on devait pivoter autour de la planète pour trouver les emplacements. C’était un genre de mini-jeu assez simple et relax, mais plaisant.

Ces deux trucs relativement mineurs, mis ensemble, donnaient un résultat plus grand que la somme des parties: j’avais l’impression d’explorer les planètes, sans devoir m’y rendre et me déplacer comme tel. J’avais une prise active sur la recherche, la cartographie de l’espace et son dévoilement progressif. Dans Starfield, j’ai pas l’impression d’explorer les planètes ou le système stellaire, j’ai l’impression de checker mon cell sur un wikia vraiment inefficace avec des belles animations cute mais des fonctionnalités bien limitées. C’est tellement dommage!

En dehors de l’interface qui te donne des informations et des scans de ressources des planètes, on peut aussi piloter son vaisseau. Sauf que ça ne sert à rien. Explorer un système stellaire, c’est consulter l’écran sur la planète (la wikia de la planète), choisir la destination, et faire fast-travel. Se déplacer dans le système stellaire, ça se fait en fast-travel. Partout, tout le temps. Y’a aucune raison de juste mettre le gaz dans le fond pis rider ton vaisseau. “Conduire”, en termes primitifs. De un, y’a pas de limite sur le fast-travel; de deux, y’a rien qui se passe anyway entre le point A et le point B. Les distances sont énormes parce que le jeu est réaliste. Le réalisme, c’est super. Surtout dans un univers de science-fiction, où il faut que ce soit cohérent. Mais le réalisme tue l’exploration, exactement de la même manière qu’une certaine conception du réalisme tue l’exploration des planètes, comme je parlais dans mon billet #1.

Check ton cell, check la page Wikipedia, check la place sur Google Maps. Le jeu tend une poulie entre toi pis le lieu, pis hop, t’es rendu. Le jeu pilote pour toi.

Ramener l’exploration spatiale dans un jeu d’exploration spatiale

Comment on pourrait régler ce problème-là?

On peut imaginer que notre vaisseau a un turbo-drive que tu déploies pour aller assez vite pour te promener d’une planète à l’autre dans le système, comme dans No Man’s Sky. On peut intégrer des défis là-dedans: une ceinture d’astéroïdes à travers laquelle tu dois manoeuvrer, un puits de gravitation auquel tu dois t’arracher, de la micro-gestion d’énergie de ton vaisseau que tu dois habilement assigner à tes différents systèmes (thrusters latéraux, arrière, système de détection et de pulvérisation des micro-obstacles dans le chemin, etc. – ce qui rendrait la construction de vaisseaux un peu plus stratégique aussi).

Le “turbo-pulsar” pourrait être un système qui génère des boucles de gravitation qu’il faut skillfully ride pour maintenir un momentum. Ton vaisseau aurait des tuyaux qui pètent sous la pression, ce qui fait qu’on doit se déplacer dans le vaisseau pour faire un mini-game de réparation / redirection de l’énergie (ce qui rendrait la navigation à l’intérieur du vaisseau, l’architecture des sections / salles de vaisseaux, aussi stratégique). On peut imaginer un mini-jeu de Pipe Dreams pour réorchestrer la tuyauterie en temps-réel.

Peu importe la ou les solutions, il faudrait quelque chose qui fait que te rendre quelque part part, c’est une activité en soi. La construction du vaisseau comprendrait une part de stratégie pour équiper ton vaisseau de manière à faire du fast-travel de façon efficace, ou alors d’assigner les membres de ton équipage à ces tâches. Ainsi le “voyagement rapide” devient une part de tes soucis et de l’orientation de ton vaisseau; il faut équilibrer la puissance de feu, la manoeuvrabilité, la distance à laquelle on peut faire un warp, mais aussi l’efficacité de la navigation. Ça permettrait de redynamiser l’exploration spatiale (dans un jeu dont c’est supposé être le but!), mais aussi de dynamiser davantage la construction de vaisseaux. Ce qui sera le sujet de mon prochain billet sur Starfield

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